Ce que Modi, le Premier ministre de l’Inde, peut nous apprendre sur le sionisme

Par Helena Cobban, 23 décembre 2019

Les Premiers ministres d’Israël (Benjamin Netanyahu, à gauche) et de l’Inde (Narendra Modi, à droite) lors d’une visite d’Israël ( EPA/HARISH TYAGI )

Des protestations massives secouent les villes de l’Inde depuis le début du mois, lorsque le parlement du pays a voté l’amendement sur la citoyenneté (Citizenship Amendment Act, CAA). Celui-ci offre la citoyenneté à tout réfugié des pays voisins (à majorité musulmane) — Pakistan, Afghanistan et Bangladesh—, qui sont membres de la minorité non-musulmane de ces pays — mais, remarquablement, pas aux musulmans. Le Premier ministre Narendra Modi avait introduit cette mesure clairement discriminatoire dans le cadre du groupe des mesures anti-musulmanes qu’il a prises depuis que son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), a gagné une majorité accrue au Lok Sabha (le parlement), en avril dernier.

Le BJP a été fondé en 1980 comme un parti promouvant fièrement et explicitement le « Hindutva » (le pouvoir hindou) dans un pays qui, dans les 50 ans après avoir gagné son indépendance de la Grande-Bretagne en 1947, était resté attaché à la forme résolument non-religieuse d’égalité civique prévue par le parti du Congrès et par les leaders clés de la période de l’indépendance, tels que Mahatma Gandhi et le Premier ministre Jawaharlal Nehru. Le parti du Congrès n’est maintenant plus que l’ombre de ce qu’il était. Aux élections d’avril, le BJP a gagné 303 des 543 sièges élus du Lok Sabha.

Les démocrates et progressistes du monde entier se sont unis pour protester contre les politiques radicalement pro-Hindutva (ou « safranisantes ») du BJP. Il est donc instructif de remarquer les nombreux parallèles entre les politiques du BJP et les genres classiques des politiques promues par les sionistes tant sur le terrain en Palestine qu’au cours des opulentes campagnes de relations publiques qu’ils ont menées internationalement. Il s’avère que Modi peut nous apprendre beaucoup sur le sionisme. Voici, brièvement résumées, les leçons étape-par-étape de Modi sur la manière de créer et de défendre un état exclusiviste, ethno-sectaro-nationaliste :

Etape 1: Politiser toute la question de l’identité religieuse.

Dans les visions classiques de la théorie démocratique, la foi religieuse est une affaire de conscience individuelle et les gouvernements devraient être empêchés de privilégier les adhérents d’une religion au détriment des autres. En Inde, environ 80% des 1, 3 milliard d’habitants du pays sont hindous ; environ 14% sont musulmans ; et le reste appartient à des groupes religieux plus petits, comme les chrétiens, les jaïns, les sikhs, les zoroastriens, etc. Comme indiqué plus haut, la législation du CAA n’est qu’une mesure prise par le BJP pour privilégier les croyants hindous. D’autres, datant des derniers mois, incluent la mise en place d’un « Registre national des citoyens », de telle sorte que dans certaines régions du nord-est des milliers de musulmans ont été écartés des listes de votants, et une massive et violente répression contre le Cachemire à majorité musulmane.

Dans la Palestine historique, le projet sioniste a depuis le tout début donné un privilège extrême aux membres de la communauté juive, refusant toute forme d’égalité des droits et de protection aux membres d’autres religions dans les zones sous contrôle sioniste/israélien. Plus récemment, en 2018, le parti du Likoud de Benjamin Netanyahu a promulgué la Loi de l’état-nation, qui enracine le concept qu’Israël est « l’état nation du peuple juif dans la Loi fondamentale d’Israël ». 

Les deux seuls autres pays importants fondés sur des principes théocratiques aussi forts sont le Pakistan et dans une certaine mesure l’Arabie saoudite. Le Pakistan, de fait, a été expressément fondé comme patrie musulmane, selon la vision de son fondateur Mohammed Ali Jinna. En 1947, le parti de Jinna a détaché les provinces à majorité musulmane du territoire que les Anglais avaient gouverné en tant qu’Inde « impériale » unique, pour former le Pakistan. Cette partition de l’Inde a conduit à des nettoyages ethniques massifs de chaque côté de la nouvelle frontière, dont beaucoup ont été extrêmement violents. Mais en réponse à cette violence, Gandhi, Nehru et les autres dirigeants du reste de l’Inde, n’ont pas répliqué en proclamant une forme de Hindutva discriminatoire. Au lieu de cela, ils ont doublé la mise sur la sécularité et l’inclusivité de la nouvelle Inde qu’ils étaient en train de construire et sur les réformes qu’ils considéraient nécessaires à l’intérieur de l’hindouisme même. En 1948, Gandhi a été assassiné par un extrémiste nationaliste hindou.

Etape 2: Les actions portant sur les frontières et la citoyenneté sont cruciales dans le projet exclusiviste. 

La nouvelle loi de citoyenneté de Modi, le CAA, ressemble à un pâle écho de l’ancienne « Loi du retour » d’Israël, qui accorde un droit super-privilégié de citoyenneté à tout membre de la communauté juive, n’importe où dans le monde. Si les Occidentaux veulent critiquer le CAA, pourquoi n’ont-ils pas été également critiques de la Loi israélienne du retour ?

En attendant, quelques-unes des actions de Modi pour enlever un grand nombre de musulmans des listes de citoyenneté dans la provice d’Assam au nord-est, et ailleurs, ressemble à une forme lente et bureaucratique des mesures brutalement expulsionnistes prises par les sionistes pendant la guerre de 1947-1948 et aux formes plus administratives de la politique exclusionniste que tous les gouvernements israéliens ont adoptée depuis. Si les Occidentaux critiquent ce que l’Inde a fait avec le Registre national des citoyens, ne devraient-ils pas aussi regarder du même oeil critique ce qu’Israël a fait pendant la Nakba et l’écrasement démographique marqué qu’il continue d’exercer sur les autochtones non-juifs de Gaza, de la Cisjordanie et du Golan jusqu’à ce jour ?

Etape 3 : Ne pas oublier de réécrire et de remodeler l’histoire et de contrôler comment elle est enseignée. 

La version standard de l’histoire indienne enseignée, étudiée et écrite depuis l’indépendance parlait de la libération de l’Inde après « 200 ans de régime colonial » (en fait, 190 ans). Mais dans son premier discours au parlement en 2014,  Modi a parlé de la libération de l’Inde après « 1200 ans d’esclavage » — ne se référant pas seulement aux 190 années du régime britannique mais y ajoutant un millénaire entier au cours duquel de nombreux dirigeants en Inde étaient des empereurs musulmans —même si beaucoup d’autres étaient hindous.

Une remarque importante est qu’au cours des siècles de nombreux Indiens s’étaient convertis à l’Islam précisément parce qu’ils le voyaient comme une libération des oppressions terribles du système de « castes » profondément antidémocratique de l’hindouisme. Quand Gandhi est arrivé, il a essayé de libérer les hindous de caste inférieure d’une autre façon : en abolissant tout le système de castes à l’intérieur même de l’hindouisme. Les forces conservatrices de la vieille école (et des castes supérieures) à l’intérieur de la religion ont pris le mors à cette idée et ont fourni impulsion et financement au mouvement Hindutva.

Les « 1200 ans d’esclavage » de la reformulation de Modi n’est qu’une des nombreuses manières dont les partisans de l’Hindutva se sont activement efforcés de réécrire/reformuler l’histoire de leur pays. L’historienne indienne Romila Thapar a récemment écrit une belle description de ce processus. Elle a remarqué que :

« Ces tentatives ont commencé quand le BJP a gouverné l’Inde pour la première fois entre 1999 et 2004. 

Sous le gouvernement de M. Modi et divers gouvernements étatiques dirigés par son parti, les tentatives pour changer l’histoire ont pris beaucoup plus de formes, par exemple en enlevant des chapitres ou des passages des manuels de l’école publique qui contredisaient leur idéologie, tout en ajoutant leurs propres versions imaginaires du passé. »

Et alors, il y a le sionisme, avec ses affirmations selon lesquelles son projet central est en vérité un « retour en Israël » de personnes qui auraient été longtemps exilées de la région ; ou que le judaïsme est en vérité une nationalité plutôt qu’une religion prophétique ; ou que la région de la Palestine était soit « vide » soit très sous-développée avant l’arrivée des colons sionistes ; ou encore que le sionisme était un « mouvement de libération nationale » progressiste des juifs contre l’impérialisme britannique plutôt qu’un mouvement colonial lui-même …

Etape 4 : Inscrire agressivement vos revendications sur le territoire par des initiatives déterminées de changements et de renommages de lieux.

Une initiative clé de changement de lieu prise par le BJP et ses alliés s’est produite en 1992, quand de larges foules organisées par le BJP ont démoli la mosquée Babri Masjid, vieille de 450 ans, dans la ville d’Ayodhya, au nord, en affirmant qu’elle avait été construite sur le lieu de naissance de l’être divin hindou Rama. Les actions en justice relatives à la destruction ont été ballotées dans le système juridique pendant 27 ans jusuq’à ce que finalement, le mois dernier seulement, la Cour suprême indienne a jugé que le site devait être remis au gouvernement pour la construction d’un temple hindou.

Dans un épisode très informatif de l’émission « Dans les médias » [On the Media], l’historien Shoaib Daniyal a remarqué que, sous l’influence de l’Hindutva, les gouvernements étaient en train d’attribuer de nouveaux noms, liés à l’hindouisme, à des établissements publics qui avaient précédemment des noms liés à la religion musulmane et qu’il y avait eu plusieurs propositions pour que le hindi soit enseigné à l’échelle nationale. 

La question de la langue est complexe en Inde. 23 langues officielles sont reconnues dans la Constitution. Le hindi est la première langue pour seulement 43.6% de la population, dont beaucoup de ses citoyens musulmans ; à peu près la moitié de tous les hindous indiens ne parlent pas hindi chez eux. Par ailleurs, pour compliquer les choses, l’ourdou, qui est la seule langue officielle du Pakistan, ainsi qu’une des langues officielles de l’Inde, est en général jugée très proche du hindu, même si elles sont écrites dans des systèmes différents d’écriture.

Actuellement, le hindi et l’anglais sont tous deux largement utilisés dans toute l’Inde comme « langues communes » administratives. Exiger que le hindi soit enseigné à l’échelle nationale et devienne la seule langue administrative marginaliserait encore plus la majorité de la population pour laquelle ce n’est pas la première langue.

… Et puis, il y a le sionisme, qui a imposé ses propres dénominations sur des lieux, non seulement pour l’Israël de 1948 mais aussi dans toutes les zones occupées de Jérusalem-Est, du reste de la Cisjordanie, du Golan et de Gaza ; qui a démoli des centaines de lieux saints et de cimetières musulmans (dont celui enterré sous le « Musée de la Tolérance » du Centre Wiesenthal à Jérusalem) et qui a récemment éliminé l’arabe de la liste de ses langues officielles … 

Etape 5 : Coupler les mesures exclusivistes prises au niveau formel/officiel avec la construction de puissants réseaux de masse dont les actions plus extrêmes peuvent être « reniées » si nécessaire. 

Le parti BJP lui-même a été formé en 1980, à partir d’une fusion entre deux précédents partis Hindutva. Bien plus ancien que le BJP est le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), un mouvement de masse promouvant le Hindutva fondé en 1925, qui affirme maintenant être la plus vaste ONG du monde avec quelque cinq ou six millions de membres. Modi et beaucoup d’autres leaders du BJP ont fait leur formation initiale en politique et en mobilisation de masse comme membres du RSS. Le BJP est souvent décrit comme « un simple projet du RSS » et même après la fondation du BJO, le RSS a continué ses opérations dans tout le pays. 

Des intellectuels et des enseignants du RSS sont au premier rang pour les aspects culturels du mouvement Hindutva. Ses écrivains lancent des affirmations ahurissantes sur l’histoire hindoue, par exemple que les communications par satellite existaient et étaient utilisées pendant la période décrite dans les poèmes épiques sanscrits (13e ou 14e siècle avant notre ère). Ils maintiennent aussi vivant un récit coloré des hindous comme victimes chroniques des actions des autres, particulièrement des musulmans. Leurs enseignants mettent une pression constante sur le système scolaire afin de changer les programmes pour les aligner sur l’Hindutva. Des militants à de nombreux niveaux s’impliquent dans des actions anti-musulmanes ou des attaques contre quiconque est supposé avoir critiqué les enseignements hindous sur le caractère sacré des vaches. Les militants et organisateurs de RSS sont fortement impliqués dans la démolition de la mosquée d’Ayodhya en 1982. Ce fut un ancien membre du RSS qui assassina Gandhi, en 1948.

Les relations entre le RSS, le BJP et l’état indien sont légèrement différentes de ceux entre les groupes de masse sionistes, les partis politiques sionistes et l’état israélien. En Israël, les partis explicitement sionistes ont dominé l’état depuis le tout début et l’état lui-même a toujours été un projet sioniste. En Inde, ce n’était pas le cas. L’état indien a été fondé, comme remarqué plus haut, comme une entité explicitement séculaire, diverse, multi-ethnique et multi-religieuse, comme le pronait le parti du Congrès. Les supporters de l’Hindutva sentaient qu’ils avaient besoin, après l’indépendance tout comme avant elle, de construire de solides réseaux d’organisations de masse pour faire avancer leur programme au niveau local avant de pouvoir participer à des partis politiques au niveau national. En Israël, au contraire, les défenseurs de l’agenda exclusiviste sioniste ont eu le plein contrôle des budgets de l’état et des opportunités de mécénat depuis le tout début, alors que les défenseurs de l’Hindutva en Inde n’ont commencé que très récemment à gagner l’accès à de telles largesses.

Pourtant, le sionisme, vu comme un phénomène supranational qui existe bien au-delà des frontières de l’état d’Israël, s’appuie aussi sur de larges réseaux d’organisations de masse (ou Astroturf) pour continuer à faire avancer ou à défendre globalement son agenda. Et au niveau de la base à l’intérieur d’Israël, des groupes comme Ateret Cohanim, une organisation de colons de Jérusalem-Est, ou le groupe anti-métissage Lehava s’engagent dans des formes d’actions fondamentalement sionistes qui sont plus extrêmes et plus violentes que ce que le gouvernement ou les grands partis politiques se sentent à l’aise d’entreprendre. 

Heureusement, en Inde, il y a encore de nombreux millions de citoyens — dont beaucoup adhèrent à la foi hindouiste — qui ont activement résisté à l’attrait de l’Hindutva et ont combattu pour maintenir la constitution expressément démocratique du pays. Nous devons leur donner tout le soutien que nous pouvons. En attendant, le Premier ministre de l’Inde, Modi, son parti BJP au pouvoir, le mouvement RSS et leurs actions entremêlées peuvent nous apprendre beaucoup sur ce qu’est le sionisme et comment il a été si efficace jusqu’à maintenant. 

Helena Cobban

Helena Cobban est présidente de Just World Educational (JWE), une organisation à but non lucratif, et PDG de Just World Books. Elle a eu une longue carrière comme journaliste, écrivaine et chercheuse sur les questions internationales, dont 17 ans comme chroniqueuse sur les questions globales pour The Christian Science Monitor. Des sept livres qu’elle a publiés sur les questions internationales, quatre concernaient le Moyen-Orient. La nouvelle série de commentaires qu’elle est en train d’écrire, « Story/Backstory » [Histoire/Contexte], sera complétée par une composante audio publiée dans la série de podcasts de JWE. Ils représentent son opinion et ses jugements personnels, et non ceux d’une quelconque organisation.

Trad. CG pour Agence Media Palestine

Source: Mondoweiss.net

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