Michael Sfard : « Après l’annexion, ces Palestiniens deviendront des étrangers illégaux et seront menacés d’expulsion »

Par Meron Rapoport, le 3 juin 2020

L’avocat israélien et défenseur des droits de l’homme Michael Sfard explique comment l’annexion signifiera presque certainement la « nationalisation » des terres palestiniennes, qui seront en grande partie considérées comme des « propriétés des absents »
Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou fait une déclaration à proximité de la colonie israélienne de Har Homa, en Cisjordanie occupée (Reuters)

Près de 53 ans après le début de son occupation de la Cisjordanie, Israël est plus proche que jamais de l’annexion de certaines régions du territoire palestinien.

L’article 39 de l’accord de coalition signé entre le Likoud du Premier ministre Benyamin Netanyahou et le parti Bleu Blanc de Benny Gantz permet au Premier ministre – en coordination avec la Maison-Blanche – de présenter une proposition visant à débattre de l’annexion au sein du gouvernement et à soumettre le projet à un vote du Parlement à partir du 1er juillet prochain.

La Knesset comportant une nette majorité en faveur de « l’application de la souveraineté », la nouvelle périphrase utilisée par Israël pour désigner cette mesure, le pays est en théorie à un peu plus d’un mois de l’annexion de terres en Cisjordanie – sans aucun doute, la décision la plus importante de son histoire depuis 1967.

L’annexion est l’une des priorités du nouveau gouvernement israélien qui a prêté sermon le 17 mai dernier.

« En théorie », car depuis la signature de cet accord de coalition, la pression sur Israël s’est intensifiée.

Le chef de la politique étrangère de l’Union européenne, Josep Borrrell, a ainsi déclaré le 16 mai que l’UE utiliserait « toutes [ses] capacités diplomatiques » pour arrêter l’annexion ; le roi Abdallah de Jordanie a pour sa part mis en garde contre un « conflit majeur » si Israël poursuivait son projet d’annexion. Et le président palestinien Mahmoud Abbas a annoncé mardi dernier la fin de tous les accords et conventions avec Israël et les États-Unis, y compris les accords de sécurité, en raison des projets d’annexion israéliens.

Même l’administration Trump a semblé moins enthousiaste à ce sujet qu’elle ne l’était il y a quelques semaines. L’annexion devrait faire « partie des discussions entre Israéliens et Palestiniens » a déclaré Morgan Ortagus, porte-parole de Mike Pompeo, à la suite de la visite du secrétaire d’État américain en Israël à la mi-mai.

Bien que la gauche israélienne ait été sévèrement battue lors des dernières élections, il existe toujours une opposition à l’annexion en Israël. Michael Sfard, avocat israélien, expert de la législation relative aux droits de l’homme, conseiller juridique auprès de diverses organisations de défense des droits humains en Israël et auteur de The Wall and the Gate: Israel, Palestine, and the Legal Battle for Human Rights, occupe une place de choix au sein de cette opposition.

Dans une interview accordée à MEE, il prévient que l’annexion aura des conséquences désastreuses pour les Palestiniens résidant dans les territoires annexés. Mais selon lui, si le projet d’annexion est stoppé cette fois-ci, il ne sera plus à l’ordre du jour « durant les cent prochaines années ».

L’avocat israélien et défenseur des droits de l’homme Michael Sfard (MEE/Yanai Yacheael)

Middle East Eye : Il est souvent dit, même par les Palestiniens, que l’annexion a essentiellement déjà eu lieu, et que donc l’annexion formelle ne changera pas grand-chose.

Michael Sfard : C’est une erreur très populaire et une incapacité à comprendre ce que cela signifie pour chaque Palestinien et pour les communautés palestiniennes, et à quel point l’annexion affectera leur vie et leurs droits. 

L’annexion des territoires signifiera presque certainement la « nationalisation » de la plupart des terres qui s’y trouvent. De nombreuses terres qui appartiennent à des Palestiniens vivant en dehors de ces territoires seront considérées comme des propriétés des absents.

MEE : Pouvez-vous développer ?

MS : La loi [israélienne] de 1950 sur les propriétés des absents visait à s’emparer des biens des réfugiés palestiniens qui ont quitté, fui ou ont été expulsés de ce qui est devenu Israël en 1948. La définition incluse dans cette loi désigne toute personne résidant dans un « territoire ennemi » ou dans « toute partie de la Palestine mandataire qui n’est pas l’État d’Israël » comme un absent. 

En 1967, quand Israël a appliqué cette loi à Jérusalem-Est, de nombreux Cisjordaniens qui y possédaient des biens sont devenus des absents sur le plan juridique, bien qu’ils n’aient rien fait pour devenir absents, n’étant pas partis. C’est une situation fictive mais légale.

MEE : Qu’est-ce qui vous fait croire qu’Israël va se servir de cette loi maintenant ?

MS : Pendant des années, [les autorités israéliennes] n’ont pas appliqué cette loi à Jérusalem-Est, mais au cours des vingt dernières années, elles l’ont fait. Le lobby des colons a persuadé le procureur général de faire une exception, et ces exceptions ont été avalisées par la Cour suprême israélienne. 

Par expérience, nous savons que chaque exception devient une règle, le danger est donc très grand que de nombreuses terres soient considérées comme des propriétés des absents.

Un autre mécanisme par lequel Israël expropriera des terres est la confiscation pour le bien public. Dans chaque pays, il existe des lois sur l’expropriation qui permettent au gouvernement d’exproprier des terres pour construire des routes, etc.

MEE : Ceci n’est-il pas déjà possible actuellement en Cisjordanie ?

MS : Aujourd’hui, ce n’est pas possible en raison des lois de l’occupation et conformément aux principes que la Cour suprême israélienne et le ministère de la Justice ont respectés au fil des ans. C’est pourquoi Israël a utilisé toutes sortes de manœuvres légales telles que la déclaration de terres domaniales. 

Mais une fois que le territoire est annexé, le « public » n’est autre que le public israélien et vous pouvez exproprier dans son intérêt. Il est clair que c’est ce qui sera fait. C’est la raison pour laquelle Israël annexe ces territoires.

MEE : Est-ce la raison ? N’est-ce pas un geste symbolique et politique ?

MS : Bien sûr, il y a ici un côté symbolique et une question de fierté nationale, mais sans l’accaparement des terres, l’annexion ne répondra pas aux fantasmes annexionnistes. Dans leurs colonies, les colons se sentent déjà comme s’ils étaient en Israël. La seule chose qui est effectivement une restriction pour eux est le développement [des colonies], le fait qu’il y ait beaucoup de terres agricoles autour d’eux dont ils peuvent difficilement prendre le contrôle.

MEE : Le motif principal est donc l’accaparement des terres ?

MS : Une caractéristique principale de l’annexion, aux yeux des annexionnistes, est l’accaparement des terres, absolument. En fin de compte, le conflit israélo-palestinien porte sur la terre, ce n’est pas un conflit religieux ou culturel, c’est un conflit sur la terre. L’annexion sans accaparement de terres n’est pas une victoire.

Deuxièmement, certaines des communautés palestiniennes qui seront coincées dans ces territoires annexés, probablement beaucoup d’entre elles, seront menacées d’expulsion forcée. Depuis 53 ans, Israël contrôle le registre de la population palestinienne et sa politique a empêché les Palestiniens de changer d’adresse pour certaines régions comme le sud du mont Hébron, la vallée du Jourdain et l’Enveloppe de Jérusalem.

Il existe donc de nombreuses communautés, pour la plupart petites et faibles, pour lesquelles, si vous vérifiez leurs pièces d’identité [fournies par] l’administration civile israélienne, vous constaterez qu’elles sont enregistrées ailleurs en Cisjordanie. Après l’annexion, [ces Palestiniens] deviendront des étrangers illégaux dans un Israël souverain et seront menacés d’expulsion. Bien sûr, cela n’arrivera pas du jour au lendemain, mais à long terme, tel est leur sort.

MEE : Vous faites partie de ceux qui affirment depuis longtemps que ce que fait Israël en Cisjordanie est une forme d’apartheid. L’annexion ne vous aidera-t-elle pas à convaincre la communauté internationale que c’est bel et bien le cas ?

MS : L’accusation d’apartheid est portée contre Israël depuis de nombreuses années et a été exprimée par des militants politiques et des droits de l’homme plus radicaux et périphériques. L’annexion rapprochera cette accusation du courant dominant. 

Alors qu’Israël affirmait dans le passé ne pas vouloir gouverner les Palestiniens et assurait que la situation actuelle était temporaire, l’annexion signifie une perpétuation de sa domination sur les Palestiniens et de leur oppression, elle est supposée être éternelle.

MEE : Cela n’aidera-t-il pas les gens comme vous ?

MS : Cela va certainement renforcer le plaidoyer, mais je ne veux pas renforcer mon plaidoyer en échange de l’accaparement des terres des Palestiniens et de leur déportation.

Les gens qui pensent qu’il s’agit d’un développement positif car il générera une opposition plus forte à la politique israélienne ne pèsent pas complètement ou ne comprennent pas totalement les énormes conséquences de l’annexion, en plus de surestimer probablement l’opposition internationale. 

Israël est un État très puissant et, à maintes reprises, il a commis des choses pour lesquelles on pensait que la communauté internationale ne lui permettrait pas de s’en tirer – mais il s’en est tiré.

MEE : Qu’est-ce qui pourrait empêcher Israël de procéder à l’annexion ?

MS : Il y a trois camps en Israël qui vont voter en faveur de l’annexion. L’un d’eux est le camp idéologique, rien ne changera l’opinion de ses membres. Le deuxième est le camp de de ceux qui le font pour des raisons politiques internes. Pour eux, si les coûts l’emportent sur les avantages, ils pourraient faire preuve de résistance. Les coûts en question pourraient être d’ordre sécuritaire, économique et, plus important encore, concerner les dommages à la position israélienne au sein de la communauté internationale.

e troisième camp est Netanyahou lui-même. Il est un camp à lui tout seul. Ses intérêts sont complètement différents. Je ne pense pas qu’en ce moment ils soient idéologiques. La question principale est sa survie et comment l’annexion cadre avec cet objectif.

Il y a une autre chose. C’est probablement la mesure la plus importante en matière de souveraineté qu’Israël puisse prendre depuis sa déclaration d’indépendance, et pourtant, dans une large mesure, elle ne sera pas décidée à Jérusalem mais à Washington.

MEE : Beaucoup dans le milieu sécuritaire israélien, au centre et même à droite, veulent stopper l’annexion afin de maintenir le statu quo de l’occupation. Être dans le même camp qu’eux ne vous met-il pas mal à l’aise ?

MS : Dites-le leur… mais je pense qu’ils ne comprennent pas qu’au Moyen-Orient, il n’y a pas de statu quo. Si l’annexion est stoppée, nous ne reviendrons pas à la réalité antérieure. En fait, je pense que l’arrêt de l’annexion sera l’étape la plus importante pour faire avancer une juste résolution du conflit israélo-palestinien.

De nombreux morceaux du puzzle s’imbriquent, ce que la droite israélienne n’avait jamais imaginé voir se produire : un président de la Maison-Blanche qui non seulement soutient l’annexion, mais nous pousse également à la faire, une Europe très faible, une majorité au Parlement israélien, une société israélienne qui dérive de plus en plus à droite depuis deux décennies. Et des Palestiniens plus faibles que jamais.

Les étoiles sont toutes alignées en ce sens. Si, dans cette situation soi-disant parfaite, l’annexion est bloquée, cela signifiera que les limites d’une solution possible au conflit israélo-palestinien seront redessinées. Si aujourd’hui, nous ne sommes pas en mesure d’annexer, alors l’annexion ne se produira probablement pas durant les cent prochaines années.

Cela va créer une énorme rupture dans le camp annexionniste. Ils ont attendu 2 000 ans, le messie est venu, il s’est arrêté juste à notre porte mais ne l’a pas ouverte, puis il est parti.

MEE : Vous êtes donc optimiste ?

MS : Je ne parierais pas sur le fait que cela n’arrivera pas. Mais je crois qu’il existe une voie raisonnable pour que cela ne se produise pas, et la communauté internationale a un rôle majeur à jouer pour l’en empêcher. Notre rôle est de mobiliser les forces qui feront que cela ne se produise pas.

Source : Middle East Eye

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