Pour Israël, des dizaines de milliers de nouveaux-nés palestiniens n’existent pas

Pour Israël, des dizaines de milliers de nouveaux-nés palestiniens n’existent pas

Quand l’Autorité Palestinienne a mis fin à sa coopération avec Israël, elle a également cessé d’envoyer les mises à jour d’enregistrement de sa population. Maintenant, plus de 30.000 bébés n’ont pas le droit de voyager.

Bébé palestinien recevant des vaccinations dans un centre de santé du gouvernement à Rafah, au sud de la Bande de Gaza, le 6 janvier 2020. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Par Henriette Chacar, le 12 octobre 2020

Au passage du Pont Allenby entre la Jordanie et la Cisjordanie occupée par Israël, Haya Shabaro avait deux possibilités. Elle pouvait, soit retourner dans la ville palestinienne de Naplouse, qu’elle venait de quitter avec ses deux enfants, soit laisser derrière elle sa fille qui venait de naître pour rejoindre son mari dans les Emirats Arabes Unis, où ils résident actuellement.

Shabaro est arrivée à Naplouse plus tôt dans l’année pour rendre visite à ses parents alors qu’elle était enceinte. Elle avait projeté d’y rester quelques semaines après la naissance, « afin que ma mère puisse m’aider », dit-elle. C’est alors que la pandémie du coronavirus a atteint les territoires occupés et elle n’a plus pu quitter la Cisjordanie.

Après la naissance en avril, Shabaro a enregistré sa fille auprès de l’Autorité Palestinienne. Elle s’est assurée que le bébé avait un certificat de naissance et un passeport et qu’elle était inscrite sur la carte d’identification de Shabaro. Quand il fut à nouveau possible de voyager, Shabaro a projeté de partir le 22 juillet. Elle a fait la demande et a reçu un visa des EAU pour sa fille et a acheté les billets pour partir en avion en Jordanie.

Ce que Shabaro ne pouvait anticiper, c’est que, en mai, l’Autorité Palestinienne arrêterait sa coordination civile et sécuritaire avec Israël, après que le nouveau gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahou ait annoncé ses projets d’annexer officiellement de larges pans de la Cisjordanie. Cette démarche signifiait que l’AP mettrait aussi fin à ses décennies d’habitude de transmission de son registre de population à Israël. Et il s’y trouvait les informations sur la fille de Shabaro.

D’après le vice-ministre palestinien de l’Intérieur Yousef Harb, depuis mai 2020, plus de 35.000 nouveaux-nés palestiniens ont été enregistrés par l’AP. Mais pour Israël, ces enfants n’existent tout simplement pas et, par conséquent, ils ne peuvent sortir librement des territoires occupés.

Les individus palestiniens ne peuvent en payer le prix’

Israël a contrôlé le registre de la population de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem Est depuis qu’il a occupé ces territoires en 1967. Avec la signature du deuxième Accord d’Oslo en 1995, Israël était supposé transférer cette responsabilité au gouvernement nouvellement formé à Ramallah. Cependant dans la réalité, Israël a simplement sous-traité l’administration du registre à l’AP et continue à se référer à sa propre base de données considérée comme l’enregistrement définitif des Palestiniens vivant sous son autorité.

Les associations de défense des droits avertissent que le contrôle d’Israël sur le registre de population a vraisemblablement abaissé la population palestinienne enregistrée en Cisjordanie et à Gaza de centaines de milliers de personnes. Au cours des années, Israël a par ailleurs imposé diverses restrictions sur l’enregistrement des enfants palestiniens, d’après un rapport de 2006 des ONG israéliennes B’Tselem et HaMoked.

Après des années de violations des accords d’Oslo par Israël, « l’annexion fut simplement la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », dit Harb. Le gouvernement israélien continue de construire des colonies sur la terre occupée et les soldats israéliens entrent quotidiennement en Zone A, supposée être sous le contrôle de l’AP, pour y faire des arrestations, ajoute-t-il.

‘Peut-être Israël pense-t-il que c’est la façon dont il peut exercer une pression sur la gouvernance palestinienne pour renverser sa décision de mettre fin à sa coordination », continue Harb. « Mais nous n’avons aucun moyen pour annuler cette décision politique. »

« Il y a ce jeu de pouvoir politique ente Israël et l’AP, mais de manière évidente, les individus Palestiniens ne peuvent en payer le prix », dit Jessica Montell, directrice générale de HaMoked. D’un point de vue juridique, ajoute-t-elle, Israël a une obligation, en tant que puissance occupante en Cisjordanie, d’assurer les droits de la population palestinienne – y compris la liberté de circulation.

Après l’arrêt de la coordination, Israël a contourné l’AP en tant qu’intermédiaire administratif et a commencé à autoriser les Palestiniens à demander des permis de voyage directement à l’Administration Civile, gouvernement militaire d’Israël dans les territoires occupés. Mais avec le registre, il a adopté la démarche inverse, dit Montell.

Le registre de population est « extrêmement important » pour Israël, explique-t-elle, parce que c’est le principal mécanisme qu’a l’État pàur contrôler les Palestiniens. « Qu’est-ce que l’occupation ? Ce ne sont pas ces événements dramatiques qui arrivent de temps en temps. Le quotidien de l’occupation, c’est la bureaucratie des permis, et ce contrôle requiert qu’Israël ait tous les détails d’enregistrement de la population. »

Une mère palestinienne et son fils attendent de traverser le checkpoint de Shu’fat pour entrer à Jérusalem, tandis qu’un policier israélien des frontières contrôle un Palestinien, le 20 avril 2007. (Michal Fattal/Flash90)

HaMoked a envoyé le 24 septembre à l’armée d’Israël une lettre urgente demandant qu’elle autorise les nouveaux nés palestiniens à voyager, même s’ils ne figurent pas sur les registres israéliens. L’organisation a aussi joint des lettres au nom de 15 différentes familles ayant des bébés non reconnus.

« L’idée est que, grâce à une série de pétitions individuelles, [Israël] parvienne alors à un certain dispositif qui permette à tout le monde de voyager », explique Montell. Mais il n’y a eu aucune réponse concrète de la part de l’armée ou du Bureau du Procureur Général, ajoute-t-elle.

Dans une réponse à un courriel de +972 demandant si le Coordinateur des Activités du Gouvernement dans les Territoires (COGAT) autoriserait les Palestiniens à faire enregistrer leurs enfants directement par Israël, le service du porte-parole a écrit : « Malgré l’arrêt par l’Autorité Palestinienne de sa coordination civile et sécuritaire avec Israël, les demandes d’enregistrement remplies par les résidents palestiniens auprès des services compétents de l’Administration Civile sont examinées selon les procédures. »

Le seul nouveau-né qu’Israël a accepté de reconnaître depuis le mois de mai est la palestino-américaine Lourice Cooper dont les documents ont été soumis dans une requête spéciale après une enquête de la NPR (examen de la politique nationale). Cooper n’a cependant pas pu sortir à temps de Cisjordanie avec sa famille avant un nouveau confinement pour COVID-19.

Un seul nouveau-né palestinien a pu voyager hors de Cisjordanie jusqu’ici, après l’intervention de HaMoked, de la députée du Meretz Tamar Zandberg et d’un journaliste de la Société de Radiodiffusion Publique. Mais même si le bébé a pu passer, on ne sait pas très bien si Israël a inscrit l’enfant dans ses registres, fait remarquer Montell.

Je suis anéanti’

Firas Barameh, originaire du village d’Anza près de la ville de Jénine en Cisjordanie, vit depuis 2015 dans les EAU où il travaille comme comptable. Il est arrivé en Palestine en mars avec sa femme enceinte, avant la délivrance prévue en juin. Après qu’elle ait donné naissance à leur fils -leur premier né-, ils l’ont fait enregistrer par l’AP et fait inscrire sur leurs deux cartes d’identité. Mais quand ils ont demandé au ministère de l’Intérieur de lui délivrer un passeport, on leur a dit qu’Israël ne le laisserait pas passer.

Barameh a décidé de retourner seul aux EAU. « Ce fut une décision très difficile de laisser ma famille derrière moi, surtout avec un nouveau-né, alors que tout ce que je voulais, c’était passer chaque instant avec lui », dit-il. « Mais j’ai dû le faire, parce que j’avais peur de perdre mon travail. »

La résidence de Barameh aux EAU expire en février 2021. S’il ne peut pas faire venir sa famille d’ici là, il devra retourner en Palestine.

Cette incertitude est insupportable, se désole Barameh. Sa femme, qui travaille comme ergothérapeute aux EAU, a été contactée plusieurs fois par ses employeurs qui lui demandaient quand elle reviendrait dans le pays. Elle a été dans l’incapacité de leur donner une réponse définie.

Palestinian women walk in the street in east Jerusalem, with their babies, on July 15, 2008 . Photo by Kobi Gideon / FLASH90.

Le 2 octobre, le ministère palestinien des Affaires étrangères a publié un formulaire en ligne pour évaluer combien de familles ne pouvaient pas voyager avec leurs nouveaux-nés. D’après les documents qu’Ahmed al-Deek, conseiller politique du ministre palestinien des Affaires étrangères, a partagés dimanche avec certaines des familles touchées, et que +972 a rencontrées, environ 40 cas ont été confirmés et au moins 80 de plus sont examinés.

Mais les problèmes surgissaient déjà quelques heures après l’envoi du formulaire. Sur les centaines de Palestiniens qui s’étaient inscrits, seuls quelques dizaines semblaient avoir des problèmes de voyage dus à des nouveau-nés non reconnus. Depuis que le lien vers le formulaire avait été publié, n’importe qui pouvait s’inscrire et quelques demandeurs semblaient espérer que s’inscrire leur donnerait une opportunité de voyager aussi. Le système était devenu si surchargé que cela a abouti à des bugs techniques.

Amir Abide, Palestinien qui vit en Jordanie, dit que sa femme a rempli le formulaire mais que leur information n’a pas été sécurisée dans le système. Abide est arrivé en Cisjordanie avec sa femme enceinte avant l’épidémie de COVID-19. Ils séjournent dans la ville de Salfit où vit la famille de l’épouse.

« Nous projetions qu’elle accouche pour enregistrer notre fille ici, puis de retourner en Jordanie », dit-elle. Mais, après qu’elle ait donné naissance au bébé en juin, « le monde s’est fermé. Vous pouvez croire à notre malchance ? »

En septembre, Abide dit qu’il a reçu une réponse par téléphone de l’ambassade de Jordanie l’informant que tout était prêt pour que lui et sa famille puissent voyager. On lui a dit que, tant que leur fille était inscrite sur leurs cartes d’identité et avait un certificat de naissance, ils pouvaient passer par le Pont Allenby. Abide a payé le jour même les frais de voyage, dont les tests de COVID-19 pour lui et sa femme, ainsi que les frais de transfert de leurs valises vers la Jordanie.

« Les bagages sont partis en Jordanie, mais, quand nous sommes arrivés au pont, les Israéliens nous ont demandé de repartir [en Cisjordanie] », dit-il. « Je leur ai demandé pourquoi, ils ont dit que ma fille n’apparaissait pas sur leur registre.

« Demandez à l’[AP] de restaurer la coordination et nous vous laisserons à nouveau voyager », se souvient Abide avoir entendu un fonctionnaire israélien lui dire cela au passage. « Il l’a même dit en arabe. »

Abide possède à Amman un magasin de bonbons qui a été fermé depuis le début de la pandémie en mars. Son employé lui a dit qu’il ne pouvait se permettre d’attendre qu’ils viennent rouvrir et qu’il allait chercher d’autres possibilités pour travailler.

« Je ne peux me mettre à décrire l’étendue des pertes que nous avons eues à subir. Je vais devoir repartir de zéro », dit-il. « Je veux retourner chez moi [en Jordanie]. Je suis anéanti. »

Parlant à la radio Voix de la Palestine, Harb, du ministère palestinien de l’Intérieur, a dit que le ministère des Affaires étrangères allait « faire de gros efforts » pour coordonner avec la Jordanie et l’Egypte l’entrée et la sortie des Palestiniens. Jusqu’à ce qu’on trouve une solution cependant, les familles « doivent être patientes », a dit Harb à +972 dans une interview téléphonique.

Vous ciblez les femmes, vous ciblez une communauté toute entière’

Afin d’aider à parvenir à une résolution, Barameh a ouvert un groupe WhatsApp pour que les familles palestiniennes affectées puissent partager informations et conseils. Le groupe a obtenu plus de 100 participants depuis son ouverture en août.

La plupart des membres sont des femmes, qui doivent souvent payer le prix le plus lourd dans la guerre d’usure bureaucratique sous le régime des permis. Dans la plupart des études de cas d’HaMoked sur le regroupement familial par exemple, ce sont les épouses et les mères qui sont dans la position la plus vulnérable, explique Montell.

Une mère palestinienne et ses enfants se tiennent le 8 août 2008 devant le mur de séparation dans le village d’Abu Dis à Jérusalem Est. (Michal Fattal/Flash90)

D’après les Accords d’Oslo, l’AP a la capacité de déterminer qui peut être naturalisé Palestinien. Mais la façon dont Israël a choisi d’interpréter les accords lui laisse un vide qu’il peut manipuler, dit Montell. Même lorsque des affaires sont présentées devant un tribunal, Israël peut s’absoudre de toute responsabilité en prétendant qu’il n’a pas reçu les informations correspondantes de la part de l’AP, et « les familles sont complètement noyées dans l’incertitude. »

« Des savants du monde entier ont prouvé que le colonialisme de peuplement avait des effets particuliers sur les femmes », dit la Professeure Nahla Abdo, qui enseigne au Département de Sociologie et d’Anthropologie à l’université de Carleton au Canada. Abdo est spécialiste des études sur le colonialisme de peuplement et les indigènes et elle est coauteure d’un livre sur les impacts genrés des déplacements en Israël-Palestine. « Vous savez pourquoi l’État d’Israël cible les femmes ? Vous ciblez les femmes, vous ciblez une communauté toute entière. »

Quelques jours après que Shabaro ait pour la première fois essayé de quitter la Cisjordanie occupée, elle est revenue au Pont Allenby. Cette fois là, elle avait fait appel à tous ceux qui pouvaient aider, dont HaMoked. « Je n’ai négligé aucun détail », dit-elle. Puisque le certificat de naissance de sa fille a été émis plusieurs jours avant l’arrêt officiel de la coordination, elle avait espéré que le nom de sa fille apparaîtrait maintenant sur les registres d’inscription d’Israël.

Shabaro est loin de son mari depuis février et ils ont communiqué par vidéo. Elle dit qu’il s’est récemment blessé à la jambe et qu’il pourrait avoir besoin d’une opération. Le visa de sa fille pour les EAU a besoin d’être renouvelé, et la résidence de Shabaro expire en janvier 2021.

Mais à Allenby, Israël l’a renvoyée pour la deuxième fois. « Je les ai suppliés. Je les ai suppliés », se souvient Shabaro, sans aucun résultat. « Ma fille va avoir sept mois, et son père n’a pas encore fait sa connaissance. »

Henriette Chacar est rédactrice et reporter palestinienne à +972 Mgazine. Elle produit, héberge et édite aussi le Podcast +972. Diplômée de l’Ecole de Journalisme de Columbia, Henriette a travaillé précédemment pour un hebdomadaire dans le Maine, Rain Media for PBS Frontline et The Intercept.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : +972 Magazine

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